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Réalisation d'une chaussure basse

Article rédigé par Pierre Crémault

Les sources

La réalisation qui vous est présentée dans cet article est basée sur la typologie décrite par Marquita Volken dans son ouvrage Archeological Footwear. Cet ouvrage est l'édition de la thèse de Mme Volken, et s'inscrit dans le prolongement des travaux d'Olaf Goubitz, exposés dans Stepping through time.

La typologie décrite par Mme Volken répartit en quelques 400 types les modèles de chaussures aujourd'hui connus, allant de la préhistoire au XVIIe siècle. Le modèle que nous avons choisi de fabriquer est le premier de la famille Fiskergarde, qui se rencontre pendant toute la durée du règne de Saint-Louis. Il s'agit d'une chaussure cousue retournée, avec une trépointe et une languette, dont la fermeture se fait grâce à deux languettes retenues par un bouton cylindrique de cuir :

Marquita Volken, Archeological Footwear - Diagramme 25
Marquita Volken, Archeological Footwear - Diagramme 25

Il s'agit donc du type 24.05, qui est décrit comme suit :

Marquita Volken, Archeological Footwear - Fiskergarde 24.05
Marquita Volken, Archeological Footwear - Fiskergarde 24.05

La préparation

Les matières premières

Nous allons utiliser quatre types de cuir différents, en fonction des parties de la chaussure. Tous les cuirs utilisés sont à tannage végétal : il s'agit en effet du tannage le plus fréquemment rencontré en Occident, jusqu'à l'apparition du tannage au chrome lors de la Révolution industrielle.

Tout d'abord, la semelle est réalisée dans un cuir épais, assez rigide : du collet de vache, de 4mm d'épaisseur. Les découvertes de l'archéologie témoignent de semelles allant de 2,5 à 5mm environ. Cette partie de la chaussure doit être particulièrement résistante, puisque c'est celle qui supporte le plus d'usure due à la marche.

 

L'empeigne et la trépointe sont réalisées dans un cuir nettement plus souple : du collet de vache, de 1,6mm d'épaisseur, une peau choisie pour sa souplesse. L'empeigne était en effet, à la période qui nous occupe, réalisée dans un cuir nettement plus souple que la semelle. Il est également possible d'utiliser un cuir fin mais rigide, mais le retournement de la chaussure en sera plus difficile.

 

Le renfort de talon est réalisé dans un cuir fin mais rigide : du collet de vache, refendu à 1mm d'épaisseur. L'un des objectifs du renfort est de raidir le talon, aussi nous avons choisi d'utiliser une chute de cuir, fine pour ne pas déranger le pied, mais assez rigide pour accomplir son office.

 

Enfin, la languette est réalisée dans une chute de basane de mouton : un cuir fin et très souple, d'environ 1mm d'épaisseur, qui sera confortable pour le porteur. Son défaut est sa fragilité, qui explique que son usage est interdit dans le statut des cordonniers dans le Livre des Métiers (Titre LXXXIV). Toutefois, comme il ne s'agit que de la languette, nous avons jugé que cet usage était acceptable.

 

En ce qui concerne la couture, comme je ne maîtrise pas la couture aux soies de sanglier, nous nous contenterons de fil de lin Campbell's, ciré préalablement à la couture.

Quelques-uns des outils utilisés
Quelques-uns des outils utilisés
Fil de lin Campbell's
Fil de lin Campbell's

Le patron

Pour créer le patron, nous nous sommes basés sur l'exemple donné dans la description du modèle 24.05 d'Archeological Footwear. Plusieurs essais ont été nécessaires pour mettre au point un premier modèle en papier kraft. Sur la base de ce modèle, une chaussure de test a été réalisée afin de mettre le patron à l'épreuve. Ce test a permis d'ajuster le patron sur quelques points, avant de passer à la réalisation définitive. Une fois le patron définitif validé, celui-ci a été reporté sur carton fort, afin d'être conservé pour servir de base à de futures réalisations.

Le patron comporte six morceaux :

  • la semelle,
  • l'empeigne : la pièce de cuir en forme de J qui va constituer le dessus de la chaussure,
  • la trépointe : une bande de cuir de 1,5 cm de large, qui va s'intercaler entre la semelle et l'empeigne,
  • le renfort de talon, en forme de triangle,
  • la languette,
  • le bouton en cuir roulé.

Il est important de prêter attention, en reportant le patron sur la peau, au sens du prêtant du cuir. Cette notion désigne la capacité du cuir à se déformer de façon durable. La question étant vaste, je vous invite à explorer cette notion dans ces deux liens : un article sur le blog de TicTac, et un sujet sur le forum du CTC.

 

Report du patron sur le cuir
Report du patron sur le cuir
Découpe de la trépointe avec un coupe-lanière
Découpe de la trépointe avec un coupe-lanière
Les différentes pièces avant couture. En haut, une chaussure avant retournement.
Les différentes pièces avant couture. En haut, une chaussure avant retournement.

La posture du cordonnier

La posture du cordonnier médiéval (et pas uniquement médiéval d'ailleurs, puisqu'on retrouve cette posture jusqu'au milieu du XXe siècle) est la suivante : assis, souvent sur un petit banc, la chaussure sur les genoux. On le retrouve très souvent représenté utilisant un outil très simple mais infiniment pratique : le tire-pied. Il s'agit d'une simple bande de cuir, fermée par une couture ou par une boucle, bloquant la chaussure sur son genou. La tension de la courroie est régulée avec le bout du pied, en appuyant plus ou moins fort. On retrouve également souvent dans les représentations du cordonnier un bloc ou une cale servant à surélever le pied, ce qui facilite certainement l'usage du tire-pied.

 

L'usage du tire-pied est extrêmement pratique : il remplit le même usage que la pince de bourrelier, c'est à dire libérer les mains de l'artisan. Par contre, son usage ne prend pleinement son sens que combiné avec l'usage d'une forme. Voici donc quelques photos en situation, avec un embauchoir en guise de forme :

 


La réalisation

Le bouton de cuir roulé

Le type de chaussure que nous avons choisi de reproduire est fermé au moyen d'un bouton de cuir roulé. Il s'agit d'un simple cylindre de cuir enroulé sur lui-même, et fermé en faisant passer l'extrémité de la lanière dans deux fentes percées dans le cylindre. Le bouton est ensuite monté sur le bord de la chaussure. Pour ne pas être gêné lors du montage de la languette, nous ne le fixons pas tout de suite. Il suffira ensuite de deux points de couture pour le fixer.

 

Deux boutons à deux stades de la réalisation
Deux boutons à deux stades de la réalisation
Fixation du bouton
Fixation du bouton

Couture de la languette

La couture de la languette est préparée en marquant l'emplacement de la couture au compas à pointes sèches (éventuellement au crayon si le compas ne marque pas assez le cuir) : à 4mm sur la languette, et à 8-10mm sur l'empeigne, pour laisser la place de la fixation du bouton roulé.

 

Marquage de la couture au compas à pointes sèches
Marquage de la couture au compas à pointes sèches

 

La languette est ensuite fixée sur l'empeigne. Cette couture est typiquement réalisée à une seule aiguille au point tunnel, également connu sous le terme de couture à mi-chair. La difficulté de cette couture est d'être réalisée non-traversante, pour être invisible de l'extérieur. Pour cela, il faut une alêne parfaitement affûtée, de la délicatesse, un cuir suffisamment souple pour être plié et suffisamment épais pour pouvoir être percé dans l'épaisseur sans que le tunnel ne se déchire. Et bien sûr, un peu d'entraînement n'est pas superflu.

 

Une fois la couture terminée, ne pas oublier de donner quelques coups de maillet pour aplatir la couture.

 

Couture au point tunnel de la languette
Couture au point tunnel de la languette
Couture au point tunnel de la languette
Couture au point tunnel de la languette
La languette terminée
La languette terminée

 

Couture de l'empeigne sur la semelle

Avant de coudre l'empeigne, celle-ci est préparée en traçant au compas à pointes sèches, à 4mm du bord, la ligne sur laquelle vont être percés les points. Il peut être utile de faire la même opération sur la trépointe.

 

Tracé des points au compas à pointes sèches
Tracé des points au compas à pointes sèches

La semelle est à son tour préparée. Tout d'abord en la biseautant coté chair. Puis en traçant, toujours du coté chair de la semelle, une ligne parallèle au bord au compas à pointes sèches. Une fine entaille est ensuite réalisée dans cette ligne, d'environ 1 mm de profondeur : une fois les fils de la couture serrés, le fil coté semelle vient s'insérer dans cette saignée, ce qui permet une couture plus propre, et une semelle plus confortable.

Biseautage de la semelle
Biseautage de la semelle
Réalisation d'une entaille
Réalisation d'une entaille

L'empeigne est cousue sur la semelle au point de sellier à deux aiguilles. Entre les deux pièces vient s'insérer la trépointe. Il est à noter que si le point sur l'empeigne est un simple point traversant fleur-chair, il s'agit par contre sur la semelle d'un point chair-bord.

 

Pour plus de solidité, le point de sellier est réalisé en réalisant un nœud à l'intérieur du trou créé par le passage de l'alène. Pour ce faire, une fois le premier fil passé au travers du trou, avant de faire passer le second fil, celui-ci est enroulé un tour autour du premier fil.

 

Ne pas oublier de positionner le renfort du talon lors de cette couture.

 

Couture de l'empeigne sur la semelle : perçage chair-bord, vue coté chair
Couture de l'empeigne sur la semelle : perçage chair-bord, vue coté chair
Couture de l'empeigne sur la semelle : perçage chair-bord, vue coté bord
Couture de l'empeigne sur la semelle : perçage chair-bord, vue coté bord

Couture de l'empeigne sur la semelle : enroulement du fil dans le point de sellier
Couture de l'empeigne sur la semelle : enroulement du fil dans le point de sellier

Couture du renfort

Le renfort du talon est fixé sur la semelle au point de sellier sur l'un de ses cotés. Les deux autres cotés sont cousus sur l'intérieur de l'empeigne, au point tunnel, comme pour la pose de la languette.

 

Il est recommandé de parer les bords du renfort, c'est à dire les amincir en enlevant du cuir au couteau à pied ou au couteau à parer. Un tranchet parfaitement affuté permet également d'obtenir ce résultat.

 

Une fois la couture terminée, ne pas oublier de donner quelques coups de maillet pour aplatir la couture, de façon à ne pas blesser le talon.

 

Couture du talon : perçage à mi chair
Couture du talon : perçage à mi chair
Couture du talon : point tunnel
Couture du talon : point tunnel
Couture du talon : point tunnel
Couture du talon : point tunnel

Les finitions

Le retournement

Avant de retourner la chaussure, il faut égaliser les coutures en coupant le cuir en excès de la trépointe. Plus on peut enlever d'excédent (sans fragiliser les coutures bien entendu), plus la chaussure sera confortable.

 

On peut ensuite procéder au retournement. Pour cela, nous utilisons soit un bâton à l'extrémité polie (un manche à balai fait très bien l'affaire), soit idéalement une forme si on a la chance d'en avoir une.

 

Commencer par mouiller la semelle dans une bassine ou un baquet d'eau. Ne surtout pas utiliser d'eau chaude: l'eau à plus de 40° (et de façon générale toute chauffe) dégrade le cuir, le rend d'autant plus rigide que la température est élevée, jusqu'à le rendre cassant et friable à forte température. En l'occurrence, de l'eau à température ambiante fait parfaitement l'affaire. Poser la chaussure sur l'eau, et laisser la s'imprégner. Passé quelques instants (si le cuir est sec), voire quelques minutes (si le cuir est très gras), la chaussure coulera: vous pouvez alors la retirer, c'est signe que la semelle est bien imbibée, alors que l'empeigne l'est juste un peu.

 

Vous pouvez alors procéder au retournement, soit en partant du talon, soit en partant de la pointe: les deux méthodes fonctionnent. Dans tous les cas, c'est le retournement de la pointe du pied le plus difficile. Aidez-vous du bâton poli ou de la forme pour pousser sur la pointe et vous servir d'appui.

 

Couture latérale

Une fois la chaussure retournée, laissez-la sécher au moins 24 h, de préférence avec à l'intérieur une forme, un embauchoir, voire une simple bourre de papier journal. Deux à trois jours seront nécessaires pour un séchage complet, mais il est possible de reprendre le travail sans attendre un séchage complet.

 

À ce stade, la chaussure est retournée, mais il reste une ouverture latérale. Sa fermeture est une couture délicate, puisque nous allons utiliser un point de sellier à deux aiguilles, réalisé coté chair, en bord à bord, de façon à ce que cette couture soit invisible de l'extérieur.

 Couture du bordage

Cette étape est facultative, mais sa réalisation donne un ouvrage d'une qualité de finition bien meilleure. Il s'agit de coudre un bordage (ou un liseré) sur toutes les tranches apparentes du cuir : sur le tour de la tige, des languettes et de l'ouverture de la languette. On pourra utiliser avec bonheur un cuir teinté de couleur différente du reste de la chaussure.

 

Pour cela, nous devons préparer une bande de cuir de la largeur désirée (environ 2 cm) en la parant, c'est à dire en ôtant de l'épaisseur au cuir, jusqu'à réduire celui-ci à la seule épaisseur de la fleur, soit entre 0,5 et 1 cm. Cette opération délicate demande un outil parfaitement affûté, si possible un affûtage rasoir. Si l'on ne dispose pas d'un tel outil, il faut utiliser un cuir le plus fin possible, pour que cela ne réduise pas le confort de la chaussure.

 

Préparation du bordage : parage de la bande de cuir
Préparation du bordage : parage de la bande de cuir
Couture du bordage
Couture du bordage

Huile, graisse et patine

Une fois la chaussure complètement sèche, nous allons appliquer une dose généreuse d'huile de pied de bœuf pour nourrir le cuir : tant que le cuir absorbe l'huile, on continue d'en ajouter et de frotter. Une fois le cuir saturé, on applique une couche de graisse d'entretien pour cuir gras, et on frotte un bon coup !

 

Le résultat final

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